Wagner : l’armée secrète de Poutine
L’opacité, le crime, et l’impunité. Voilà comment l’on pourrait définir le groupe Wagner, une armée privée de mercenaires travaillant pour le compte de la Russie, mêmes s’ils s’en défendent. On les retrouve dans plusieurs pays où ils sont employés pour, officiellement, gérer la sécurité. Certaines de leurs exactions ont atteint un tel degré de violence que les plus hautes instances internationales s’en inquiètent. En particulier depuis que des journalistes ayant cherché à enquêter sur cette armée occulte ont été assassinés.
Amnesty International – Nadejda Mullen – 1 septembre 2021
Wagner, ses secrets et ses crimes
2015 : un journaliste de Saint-Pétersbourg révèle l’existence de Wagner. Six ans après, il prouve l’implication de cette armée de mercenaires dans des actes de barbarie en Syrie et permet à une victime de déposer une première plainte à Moscou.
Le soleil brille. Mohamed Taha Ismail, Syrien de 31 ans en chaussettes et survêtement marine, gémit de douleur, allongé sur le sol en ciment d’une usine délabrée. En rigolant, un jeune blond avec des lunettes de soleil brise ses mains à coup de masse de chantier.
Plus tard, un autre en débardeur rayé sépare, au couteau, sa tête de son corps mort, puis s’acharne à couper un bras avec une pelle.
« Plus fort ! Casse les vertèbres ! »
Ce sont les tortionnaires, quatre jeunes Russes armés et en treillis, qui filment la scène avec la musique à fond. Ils terminent en pendant le décapité par les jambes à un poteau, puis l’incendient en plaisantant sur une « brochette de barbecue ».
Denis Korotkov découvre ces images en novembre 2019. Cet ancien policier de Saint-Pétersbourg, aujourd’hui reporter pour le journal d’opposition russe Novaya Gazeta, tente de percer le mystère de cette vidéo anonyme qui circule sur le web depuis 2017.
Sur une image, un tortionnaire apparaît sans foulard. Il n’en faut pas plus à Korotkov pour l’identifier sur un réseau social, avec un logiciel de reconnaissance faciale. Il s’appelle Stanislav Dychko. Le journaliste cherche son nom dans un document confidentiel qu’il a récupéré, répertoriant des Russes qui combattent dans le Groupe Wagner. Dychko est sur la liste.
Outkine : le chien de guerre
Le groupe Wagner : depuis six ans, Korotkov enquête sur cette organisation mystérieuse. Imaginez une armée privée de 2 500 à 5 000 mercenaires, selon les sources, présents depuis 2014 sur les zones de conflit de la planète où la Russie a des intérêts stratégiques. Avec les sécessionnistes du Donbass, en Ukraine. Avec les troupes de Bachar al-Assad, en Syrie. Depuis 2017, ils aident le président centrafricain Touadéra à combattre une rébellion et participent en Libye aux guerres du maréchal Haftar contre le gouvernement de Tripoli.
Aujourd’hui, des ONG des droits humains (Amnesty International, la FIDH, ou l’association russe Memorial) les accusent de commettre des tortures, des exécutions ou des viols, contre des civils, dans des zones de conflit.
Paris et Washington soupçonnent Moscou de les manipuler en douce, au bénéfice de la politique étrangère du président Poutine. Mais le Kremlin dément et nie même les connaître, en affirmant régulièrement ceci : « Ce groupe Wagner n’existe pas » et « les sociétés militaires privées sont interdites en Russie ».
Pourtant, la Russie de Poutine cultive bien des liens secrets avec le groupe Wagner. Korotkov accumule les preuves. Il les tient de plusieurs combattants de ce groupe qui sont entrés en contact avec lui à Saint-Pétersbourg, en 2015. Ils disent avoir combattu en Syrie et dans la guerre civile ukrainienne, au sein d’un bataillon créé par un certain Dimitri Outkine, un lieutenant-colonel du renseignement militaire russe (le GRU) passé au privé. « Un sacré chien de guerre », décrit aujourd’hui Nikita, un mercenaire de Wagner qui a servi sous ses ordres en Syrie et que nous avons contacté. Outkine s’est choisi pour nom de guerre « Wagner » en hommage au compositeur préféré d’Adolf Hitler. Des hommes à lui ont confié à des journalistes l’avoir vu, sur le front ukrainien, coiffer avec amour sur son crâne chauve un casque allemand de la Seconde Guerre mondiale.
Malgré une paye de 4 000 euros par mois, les soldats d’Outkine, alias Wagner, ont le sentiment d’avoir servi de chair à canon plutôt que de troupe d’élite. Ils s’indignent, surtout, que la loi russe les traite en criminels et les menace de huit ans de prison alors qu’ils travaillent pour les intérêts de la patrie, et que le ministère de la Défense, ils l’affirment, les protège en secret.
Nikita en atteste : « Avant de partir en Syrie,je me suis entraîné au combat dans la caserne du GRU [le renseignement militaire russe] à Molkino [village de l’ouest de la Russie]. L’armée russe nous y accueillait, mais nous nous entraînions séparément ». En 2016, photos à l’appui, Korotkov révèle que la Russie entraîne une armée privée dans ses casernes. Le ministère de la Défense dément et accuse son média de propager de fausses nouvelles.
Le journaliste réplique en publiant une photo de Vladimir Poutine lui-même, posant flanqué d’Outkine et de trois commandants de son groupe, dans un petit salon du Kremlin. La photo date de décembre 2016, lors d’une cérémonie dédiée aux héros de la patrie. Le porte-parole du Kremlin est obligé d’admettre qu’Outkine existe, et que Poutine l’a médaillé de l’ordre du Courage. Korotkov va surtout découvrir quel homme important de Russie, au-dessus du chien de guerre nostalgique des nazis, contrôle le groupe Wagner.
Prigojine : le boss
C’est un contrat secret qu’il récupère en 2016, signé cette année-là entre l’État syrien et une société russe, Euro Polis, qui le met sur la piste. Euro Polis s’engage à libérer les champs pétroliers et gaziers saisis par les opposants d’Assad, et reçoit en échange 25 % de leur production. Nikita nous explique : « Ceux qui reprenaient par les armes le pétrole et le gaz à Daech, c’était nous : les gars de Wagner. Euro Polis et Wagner, c’était la même chose ».
Korotkov, le média russe RCB et le site d’investigation Bellingcat découvrent alors que les dirigeants d’Euro Polis partagent des numéros de téléphone en commun avec deux douzaines d’entreprises appartenant à un milliardaire de Saint-Pétersbourg, Evgueni Prigojine. Aucun document officiel ne relie Prigojine à Wagner, mais lorsque Korotkov soumet son nom aux soldats de Wagner, ils opinent : « C’est le boss ».
Evgueni Prigojine n’est pas devenu ce boss par hasard. Ce chauve de 59 ans, au regard méfiant sur les photos, s’est enrichi à l’ombre de l’État. Emprisonné pour banditisme et vols avec violence dans sa jeunesse, il ouvre à sa sortie de prison des restaurants de luxe fréquentés en 2000 par Poutine, qui fait de lui le traiteur officiel du Kremlin. Il gagne ensuite des milliards en fournissant les cantines de l’armée (1 milliard d’euros par an selon Le Monde) et des écoles de Russie. Il utilise la rente pour bâtir un empire de communication et de médias que le FBI accuse, en 2016, d’avoir influencé l’élection présidentielle américaine en faveur de Donald Trump à travers son usine à trolls, la fameuse Internet Research Agency. Il se diversifie enfin dans l’exploitation minière, gazière et pétrolière en Afrique et au Moyen-Orient.
Première plainte contre Wagner
Il y a deux ans, un média russe basé à Londres et réputé pour son sérieux, The Bell, fait témoigner, sans révéler leur nom, des hauts gradés du ministère de la Défense et du FSB. Ils affirment que ce sont des généraux de l’armée russe qui ont eu l’idée, en 2012, de créer une armée privée, « utilisable pour régler des problèmes par la force ». Selon eux, ces militaires ont proposé que ce soit l’affairiste, qui s’est enrichi en nourrissant des millions de soldats russes, qui finance et gère cette armée parallèle. Car équiper et nourrir une armée privée coûte cher. Le média russe RBC a estimé à 100 millions de dollars le coût de la campagne de Wagner en Syrie. Au départ, Prigojine n’aurait pas voulu endosser cette dangereuse responsabilité. Mais il aurait fini par céder pour sauver son business lucratif avec l’État.
Questionné par The Bell, Prigojine répète qu’il n’a aucun lien avec le ministère de la Défense, et qu’il ne peut « ni financer ni équiper une société de mercenaires qui n’existe pas ». Ici réside le génie du système. Le groupe Wagner est illégal. Ses liens avec les sociétés de Prigojine sont flous. Lui et l’État peuvent nier le connaître.
Mais, avec l’enquête de Korotkov, une brèche historique s’est ouverte au printemps dans ce régime d’impunité. Un habitant de Homs, en Syrie, a reconnu son frère Mohamed, déserteur de l’armée syrienne, dans la vidéo du citoyen syrien torturé, démembré et brûlé par des Russes de Wagner.
Le 15 mars dernier, soutenu par la FIDH, l’association russe Memorial et l’ONG syrienne Syrian Center for Media and Freedom of Expression (SCM), le frère de la victime dépose à Moscou une plainte contre Stanislav Dychko, le tortionnaire identifié par le reporter Denis Korotkov.
Le même jour, des inconnus déversent une substance chimique devant l’entrée de Novaya Gazeta, le journal où ce dernier travaille. Pris de malaises, les employés doivent évacuer le bâtiment.
La loi oblige l’État russe à enquêter sur les crimes commis à l’étranger par des citoyens russes. Le tribunal a dix jours pour donner sa réponse. On suit ça de près.
Alexandre Cherkassov, Président de Memorial
Cent cinquante jours après, nous le rappelons au téléphone pour prendre des nouvelles. « Le tribunal n’a pas répondu ».